De la Trame verte et bleue à la Trame noire

Fragmentation physique des habitats et continuités écologiques : la Trame verte et bleue

La destruction et la fragmentation des habitats naturels, causées par l’urbanisation croissante, l’expansion des terres agricoles et le développement des infrastructures de transport, figure parmi les causes majeures de l’érosion de la biodiversité. En particulier, la fragmentation physique des milieux, en limitant les déplacements d’individus, affecte la réalisation de leur cycle de vie (et donc leur reproduction) ainsi que le brassage génétique au sein des populations. Pour en atténuer l’effet, des réseaux de continuités écologiques, constitués de réservoirs de biodiversité interconnectés par des corridors écologiques, sont identifiés à l’échelle du territoire en vue de leur préservation ou de leur restauration : c’est le principe de la Trame verte et bleue (TVB), initiée en France par le Grenelle de l’environnement en 2007. Cette Trame verte et bleue inclut une composante verte désignant les milieux naturels et semi-naturels terrestres, ainsi qu’une composante bleue faisant référence aux milieux aquatiques et zones humides.

Figure 1 – Réseau de continuités écologiques (Sordello, 2017c)

Pollution lumineuse et impacts sur la biodiversité

Néanmoins, cette Trame verte et bleue ne prétend pas répondre à la fragmentation des habitats de la faune nocturne due à la pollution lumineuse engendrée par l’éclairage artificiel, dont les effets néfastes pour la biodiversité ont été largement documentés ces dernières années. Se produisent notamment des phénomènes de répulsion chez les espèces à phototactisme négatif (dites lucifuges) ou d’attraction chez les espèces à phototactisme positif qui se manifestent selon deux composantes : spatialement par un effet barrière pour les espèces répulsées telles que les mammifères terrestres et les amphibiens nocturnes (Bliss-Ketchum et al., 2016 ; Van Grunsven et al., 2017) ou par un effet d’absorption pour les espèces attirées comme les insectes nocturnes qui se retrouvent alors piégées (par prédation, collision ou épuisement ; Eisenbeis, 2006) ; temporellement par une perturbation de l’activité cyclique affectant les horaires et la fréquence des déplacements (Riley et al., 2013 ; Baker et Richardson, 2013), y compris à l’aube et au crépuscule qui correspondent aux pics d’activités en tant que « chronotones » (moment de transition entre le jour et la nuit, par analogie avec la notion d’écotone ; Sordello et al., 2014). À cela s’ajoutent un phénomène d’éblouissement chez les espèces photosensibles ainsi qu’une perte des repères naturels en pleine nuit. Dans le second cas, cela s’explique par le fait que les étoiles (utilisées par certains oiseaux migrateurs ou insectes) sont masquées par un halo lumineux ambiant et permanent du fait de la diffusion de la lumière par l’atmosphère (intensifiée en cas de couverture nuageuse et par la pollution de l’air), et par le scintillement propre à l’eau en nuit totale (utilisé par certaines tortues) qui se confond avec l’éclairage artificiel bien plus contrastant. En ce sens, la pollution lumineuse fragmente les habitats de la faune nocturne car elle modifie les voies empruntables lors des déplacements et en impacte la finalité (détournement de trajectoire, piégeage par leurre lumineux).

Figure 2 – Fragmentation des habitats nocturnes (Sordello, 2019)

Ces perturbations à l’échelle des individus et des populations, en favorisant les espèces généralistes davantage tolérantes à la pollution lumineuse (Sordello, 2017a) et en altérant les relations interspécifiques (rapports proies-prédateurs, pollinisation) tout autant que les services écosystémiques (Sordello, 2017b), déséquilibrent, par effet de cascade, les écosystèmes.

Il s’agit là d’un enjeu primordial puisque 28 % des espèces de vertébrés et 64 % des espèces d’invertébrés sont partiellement ou strictement nocturnes, c’est-à-dire qu’au moins une partie de leur cycle de vie dépend de la nuit (Hölker et al., 2010). C’est un enjeu d’autant plus préoccupant que les seuils de sensibilité de la faune nocturne à l’éclairement s’établissent à des valeurs très faibles (de l’ordre du dixième ou du centième de lux voire moins) et que leur franchissement affecte le métabolisme ou la prédation (Gaston et al., 2013). À titre d’exemple, une lampe solaire de jardin (1 lux) suffit à perturber le comportement de la faune nocturne (comm. pers.). Par comparaison, une pleine lune par une nuit claire correspond à 0,25 lux et de nombreuses espèces présentent déjà une sensibilité au cycle lunaire (Sordello, 2017a).

La flore est tout aussi concernée par ce problème car son cycle annuel s’en retrouve perturbé, ce qui se remarque bien dans les environnements urbains lumineux où les arbres produisent des feuilles plus tôt dans l’année et les perdent plus tard.

De notre point de vue, la pollution lumineuse se constate aisément depuis les villes ou à leur proximité puisqu’il n’est généralement pas possible d’y observer la voie lactée, masquée par un halo lumineux. Les humains ne sont d’ailleurs pas épargnés par cette pollution qui entraîne des conséquences sur leur santé, en perturbant leur rythme circadien (horloge biologique). Les LED sont particulièrement pointées du doigt pour leur forte composante bleue à laquelle les mammifères (et donc les humains) sont très sensibles, d’autant plus que leur efficacité énergétique a contribué à l’intensification de l’éclairage public par effet rebond.

Ainsi, la pollution lumineuse engendre des conséquences sur la biodiversité qui dépendent de la densité, de l’intensité, de la temporalité et du spectre (longueurs d’onde émises) de l’éclairement.

Prise en compte de l’obscurité dans l’identification des continuités écologiques : la Trame noire

Afin de faire bénéficier la faune nocturne de continuités écologiques, il convient d’inclure la composante d’obscurité dans leur identification : c’est la Trame noire. Pour ce faire, deux méthodes peuvent être utilisées. La première, dite déductive, consiste à superposer les zones d’éclairement à une Trame verte et bleue déjà existante afin d’en déduire les conflits. La seconde, dite intégrative, inclut en amont comme critères le degré d’obscurité et la présence d’espèces lucifuges, au même titre que la présence de haies par exemple, dans l’identification des réservoirs de biodiversité et de leurs connectivités (Sordello, 2017b). Les données d’éclairage public (localisation, caractéristiques) de plusieurs villes, dont Paris, sont en accès libre. En pratique, la démarche ne se veut pas binaire (une zone éclairée n’est pas systématiquement exclue de la trame) mais se base sur des seuils de tolérance (éclairement, gamme de longueurs d’onde, distance au point lumineux le plus proche) au-delà desquels les espèces lucifuges limitent considérablement leurs déplacements, ce qui permet d’évaluer la perméabilité des milieux. Cela nécessite donc d’une part d’identifier des espèces lucifuges indicatrices de la qualité de l’obscurité (ou des groupements d’espèces par approche fonctionnelle, la démarche se voulant englobante), et d’autre part de mobiliser des connaissances fondamentales à leurs égards.

Une fois le réseau écologique identifié, des actions relatives à la gestion de la lumière artificielle en termes de temporalité (durée, d’extinction), de spatialité (distance entre deux lampadaires allumés, flux émis vers le ciel) et de caractéristiques lumineuses (éclairement, spectre d’émission, température de couleur) doivent être mises en œuvre afin d’en assurer la préservation ou la restauration.

Intégrer la Trame noire dans les documents de planification urbaine

Au même titre que la Trame verte et bleue, un état des lieux de la biodiversité nocturne et une identification des continuités écologiques nocturnes s’inscrivent tout à fait dans le cadre des Plans Locaux d’Urbanisme (intercommunaux) (PLU(i)) et des Schémas de Cohérence Territoriale (SCoT), au regard de l’article L101-2 du Code de l’urbanisme (objectif de « création, préservation et remise en bon état des continuités écologiques ») et de l’article L371-1 du Code de l’environnement (prise en compte de la gestion de la lumière artificielle la nuit dans la TVB).

Il est aussi possible d’inclure dans les Projets d’Aménagement et de Développement Durable (PADD) des orientations relatives à la préservation ou la restauration de continuités écologiques nocturnes (c’est-à-dire de l’obscurité). Les Orientations d’Aménagement et de Programmation (OAP), en respect des orientations du PADD, peuvent définir des actions valorisant l’environnement, et donc les continuités écologiques, y compris nocturnes.

De manière générale, pour les PLU(i), la Trame noire peut être abordée via différentes approches, conformément au Code de l’Urbanisme, en sectorisant les zones à enjeux de continuités écologiques (L151-23, L151-41, R151-43), de préservation des ressources naturelles (R151-31, R151-34) ou de performance environnementale (L151-21), et en y imposant des modalités d’aménagement (voire une limitation ou une interdiction) et de performance contribuant à la préservation ou la restauration des continuités écologiques nocturnes.

Cette démarche peut même s’étendre au domaine privé par le biais des Obligations Réelles Environnementales (ORE) contractualisant un accord entre un propriétaire foncier volontaire et un cocontractant (collectivité, établissement public, personne morale de droit privé agissant pour la protection de l’environnement) dans lequel le premier s’engage à mettre en œuvre des actions en faveur de l’environnement (gestion de l’éclairage par exemple) en contrepartie d’une assistance technique et/ou financière de la part du second.

Réglementation relative à l’éclairage artificiel

Plus généralement, des mesures globales concernant la gestion de l’éclairage figurent dans la réglementation. L’arrêté sur la prévention, la réduction et la limitation des nuisances lumineuses du 27 décembre 2018 modifié par l’arrêté du 29 mai 2019, abrogeant l’arrêté du 25 janvier 2013 relatif à l’éclairage nocturne des bâtiments non résidentiels afin de limiter les nuisances lumineuses et les consommations d’énergie, prescrit, en application des Lois Grenelle I (2009) et II (2010) et de la Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (2016), de nouvelles obligations réglementaires relatives à la gestion de l’éclairage.

L’article 2 définit les conditions de la temporalité de l’éclairage : allumage en fin de journée, extinction (de nuit) et allumage au matin. Dans la plupart des cas, l’extinction doit se faire au plus tard à 1h du matin ou bien 1h après la fin d’activité, et l’allumage matinal peut se faire au plus tôt à 7h ou bien 1h avant le début d’activité. Les chronotones ne semblent ainsi pas être épargnés.

L’article 3 définit quant à lui les spécificités techniques que devront respecter les luminaires selon leurs catégories d’usage, de sorte à « prévenir, limiter et réduire les nuisances lumineuses, notamment les troubles excessifs aux personnes, à la faune, à la flore ou aux écosystèmes, entraînant un gaspillage énergétique ou empêchant l’observation du ciel nocturne ». En particulier, les contraintes relatives à la proportion de flux émis vers le ciel, la température de couleur ainsi que l’intensité d’éclairement sont énoncées.

Deux autres articles précisent ces prescriptions pour les cas particuliers des zones à enjeu de biodiversité et des sites astronomiques. À compter du 1er janvier 2020, le préfet peut arrêter des prescriptions plus strictes s’appliquant à ces espaces.

Le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) propose un décryptage détaillé et illustré de l’arrêté (Cerema, 2019), par anticipation du document illustratif relatif à cette nouvelle réglementation que publiera prochainement le Ministère de la Transition Écologique et Solidaire (MTES).

Pour aller plus loin : le Podcast “Pollution lumineuse : un jour sans fin”

Et l’ANCA dans tout ça ?

L’ANCA s’investit depuis ses débuts dans la détermination de la faune nocturne présente en Seine-Saint-Denis, notamment en ce qui concerne les amphibiens et les insectes nocturnes. En 2018, l’association s’est équipée, grâce à une dotation « Coup de main » de la Fondation Nature & Découverte, d’un détecteur à ultrasons portable (Echo Meter Touch 2 Pro) permettant d’identifier les espèces de chiroptères (chauves-souris) en temps réel par analyse de leur signature vocale. Cet outil a permis de réaliser des inventaires chiroptérologiques sur différents sites naturels et semi-naturels du département, et également de sensibiliser le public au travers d’une animation nocturne (réitérée l’année suivante) à l’occasion de la Nuit Internationale de la chauve-souris au cours de laquelle celui-ci pouvait « écouter » les cris de chauves-souris (les ultrasons sont ramenés dans le domaine de l’audible par traitement du signal en temps réel).

En 2019, l’ANCA a eu l’opportunité d’animer des ateliers de sensibilisation du public en lien avec la protection des chauves-souris dans deux magasins Nature & Découverte et a pu bénéficier de « l’ARRONDI en caisse ». Cela lui a permis d’acquérir un détecteur à ultrasons passif (Anabat Swift Bat Detector), ce qui lui confère la possibilité de réaliser des inventaires sur des nuits complètes puisque l’enregistreur se déclenche en autonomie en cas de contact sonore (les enregistrements sont analysés a posteriori afin de déterminer les espèces contactées).

Forte de ces deux outils, l’ANCA a pu contribuer à l’amélioration de la connaissance naturaliste du département en y inventoriant la faune nocturne de différents espaces naturels et semi-naturels au cours de ces deux années : le stade Huvier et la friche du Moulin fondu à Noisy-le-Sec ; le parc de Romainville ; le parc du Montguichet et le parc forestier du Bois de l’Étoile à Gagny ; la friche de Ville-Évrard à Neuilly-sur-Marne ; le Plateau d’Avron à Rosny-sous-Bois ; le parc des Coteaux d’Avron à Neuilly-Plaisance ; la forêt de Bondy à Coubron et Clichy-sous-Bois.

En ce qui concerne ses actions relatives à l’urbanisme, l’ANCA souhaite, dans la cadre de son travail sur les documents d’urbanisme tels que les PLU(i), intégrer la Trame noire à l’identification de la Trame verte et bleue à l’échelle du territoire.

Figure 3 – Affiche de l’animation organisée par l’ANCA dans le cadre de la 22ème Nuit Internationale de la chauve-souris

Références

  • Baker, B.J., Richardson, J.M.L., 2006. The effect of artificial light on male breeding-season behaviour in green frogs, Rana clamitans melanota. Canadian Journal of Zoology 84, 1528–1532.
  • Bliss-Ketchum, L.L., de Rivera, C.E., Turner, B.C., Weisbaum, D.M., 2016. The effect of artificial light on wildlife use of a passage structure. Biological Conservation 199, 25–28.
  • Buisson, S. (Cerema), 2019. Comment prendre en compte et agir sur les continuités écologiques nocturnes dans la planification ? Journée d’échanges techniques “Trame noire” organisée par l’AFB le 26 novembre 2019 à Paris La Défense [En ligne]. Disponible sur :
    http://www.trameverteetbleue.fr/sites/default/files/Journee_echange/10_busson_jet_trame_noire_outils.pdf
  • Cerema, 2019. Décryptage : l’arrêté ministériel “nuisances lumineuses” [En ligne]. Disponible sur : https://www.cerema.fr/fr/actualites/decryptage-arrete-ministeriel-nuisances-lumineuses-contexte
  • Eisenbeis, G., 2006. Artificial Night Lighting and Insects: Attraction of Insects to Streetlamps in a Rural Setting in Germany. Ecological Consequences of Artificial Night Lighting, 2, 191-198.
  • Hölker, F., Wolter, C., Perkin, E.K., Tockner, K., 2010. Light pollution as a biodiversity threat. Trends in Ecology & Evolution 25, 681–682.
  • Les Amis Naturalistes des Coteaux d’Avron (ANCA), 2018. Inventaires et études naturalistes : les chauves-souris de Seine-Saint-Denis. ANCA Nouvelles, 55, 4-5 [En ligne]. Disponible sur :
    http://www.anca-association.org/wp-content/uploads/2018/07/ANCA-Nouvelles-55.pdf
  • Les Amis Naturalistes des Coteaux d’Avron (ANCA), 2019. Inventaires des Chauves-souris de Seine-Saint-Denis. ANCA Nouvelles, 57, 6-7 [En ligne]. Disponible sur :
    http://www.anca-association.org/wp-content/uploads/2019/08/ANCA_Nouvelles_57.pdf
  • Riley, W.D., Davison, P.I., Maxwell, D.L., Bendall, B., 2013. Street lighting delays and disrupts the dispersal of Atlantic salmon (Salmo salar) fry. Biological Conservation 158, 140–146.
  • Sordello, R., Sylvie, V., Azam, C., Kerbiriou, C., Le Viol, I., Le Tallec, T., 2014. Effet fragmentant de la lumière artificielle. Quels impacts sur la mobilité des espèces et comment peuvent-ils être pris en compte dans les réseaux écologiques ?
  • Sordello, R., 2017a. Les conséquences de la lumière artificielle nocturne sur les déplacements de la faune et la fragmentation des habitats : une revue. Bulletin de la Société des naturalistes luxembourgeois, 119, 39-54.
  • Sordello, R., 2017b. Pistes méthodologiques pour prendre en compte la pollution lumineuse dans les réseaux écologiques. VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Volume 17 numéro 3 [En ligne]. Disponible sur : https://journals.openedition.org/vertigo/18730
  • Sordello, R., 2017c. Pollution lumineuse et trame verte et bleue : vers une trame noire en France ? Territoire en mouvement – Revue de géographie et aménagement. 35 [En ligne]. Disponible sur : https://journals.openedition.org/tem/4381
  • Sordello, R., 2019. Pollution lumineuse et biodiversité : comment mettre en œuvre une trame noire ? Conférence organisée par l’ARB îdF le 20 juin 2019 à Paris [En ligne]. Disponible sur : https://www.arb-idf.fr/sites/arb-idf/files/document/article/190620_-_sordello_pl_arb_idf.pdf
  • van Grunsven, R.H.A., Creemers, R., Joosten, K., Donners, M., Veenendaal, E.M., 2017. Behaviour of migrating toads under artificial lights differs from other phases of their life cycle. Amphibia-Reptilia 38, 49–55.

Rédigé par Dylan Cadiou, volontaire en Service Civique à l’ANCA